Tunisie-ALECA: Abus de droits pour l’industrie pharmaceutique au détriment de la santé des Tunisien(ne)s

Dans le cadre des négociations en cours entre l’Union Européenne et la Tunisie en vue de conclure l’Accord de libre échange complet et approfondi (ALECA), une consultation en ligne a été mise en place par la Commission Européenne en février 2017 pour recueillir l’opinion de différentes entités y compris la société civile au sujet de l’accord. ITPC-MENA a profité de cette consultation pour soulever les problèmes qui pourraient découler des dispositions relatives à la protection de la propriété intellectuelle et l’accès aux médicaments. 

 

Contribution de ITPC-MENA  à la consultation de l’Union Européenne au sujet de la protection de la propriété intellectuelle et accès aux médicaments (Février 2017)

 

Le prix est un déterminant majeur de l’accès aux médicaments et à la santé. Ce prix est directement lié à l’existence ou l’absence de protection du médicament en matière de propriété intellectuelle notamment par les brevets d’invention. Quand un médicament est protégé par un brevet, seul le laboratoire détenteur du brevet dispose du droit de produire, importer ou commercialiser le produit pendant une durée exclusive de 20 ans. Durant cette situation de monopole, le détenteur du brevet peut maintenir les prix très hauts dans la mesure où il n’y a pas de concurrence d’autres laboratoires. En l’absence de brevet, la production ou l’importation de versions génériques du même médicament est possible ce qui stimule la concurrence entre différents laboratoires et induit une réduction des prix.

En adhérant à l’OMC, la Tunisie a déjà ratifié et mis en œuvre l’accord sur les aspects de droits de propriété intellectuelle touchant au commerce (ADPIC) qui reste le principal engagement international en la matière. Cet accord vise à uniformiser les standards de propriété intellectuelle dans l’ensemble des pays membres. Ces standards comprennent notamment l’obligation pour les pays membres de l’OMC d’octroyer des brevets sur les médicaments pour une durée de vingt ans. Cependant, malgré le renforcement évident des droits de propriété intellectuelle qu’il confère, l’accord ADPIC offre en outre quelques « flexibilités » aux pays, comme par exemple de pouvoir « suspendre » la protection par un brevet pour protéger la santé publique (par exemple d’avoir recours aux licences d’office ou licences obligatoires). Les flexibilités de l’accord ADPIC offrent également la possibilité aux pays de définir eux-mêmes, dans le cadre de leur loi nationale, les critères de brevetabilité permettant l’octroi d’un brevet ou encore la possibilité à un tiers de contester la validité d’un brevet avant ou après son octroi par l’office national des brevets (opposition aux brevets). Le doit de recours à ces flexibilités a été réaffirmé dans la Déclaration de Doha en 2001 qui reconnaît la légitimité des pays à les utiliser au nom de la santé publique.

L’Union Européenne comme les États Unis d’Amérique sont connus pour promouvoir à travers des accords de libre échange déséquilibrés avec les pays en développement des mesures de protection de la propriété intellectuelle qui vont au delà de ce qui est requis par l’OMC et l’accord ADPIC (mesures sont dites « ADPIC+ »). Les conséquences désastreuses de ces accords sur la santé publique et l’accès aux médicaments ne sont plus à démontrer. Ces conséquences ont été dénoncées par l’OMS, l’ONUSIDA, le PNUD, le Fonds Mondial contre le Sida Tuberculose et Malaria, UNITAID, l’assemblée générale des Nations Unies. Alors que les pays membres des Nations Unies s’étaient engagés en juin 2011 à supprimer l’ensemble des barrières commerciales entravant l’accès aux médicaments en 2015, les accords de libre-échange en cours de négociation comme l’ALECA viennent renforcer ces barrières commerciales et vont donc à contre-courant des engagements pris par la communauté internationale.

En février 2016, le texte de l’ALECA tunisien a « fuité » et a été rendu public sur Mediapart. Ce texte comporte une section sur la propriété intellectuelle très en défaveur de l’accès aux médicaments génériques à bas prix. Parmi les clauses prévues dans l’accord on retrouve :

L’élargissement du champs de brevetabilité aux « indications thérapeutiques nouvelles qui sont considérées comme apportant un avantage clinique important par rapport aux thérapies existantes ». En acceptant une telle clause la Tunisie renoncerait à une flexibilité importante de l’accord ADPIC qui est l’application de critères de brevetabilité strictes à savoir : la nouveauté et l’inventivité. De tels médicaments ne sont ni nouveaux ni n’impliquent d’effort inventif mais relèvent plutôt d’observation cliniques ultérieures. Accorder une protection supplémentaires à de tels médicaments retarderait l’introduction de médicaments génériques ce qui risque de peser lourd sur la facture des médicaments par l’État, les tiers payants et les ménages.

Le texte d’accord prévoit également une protection appliquée aux sélectionneurs de plantes alors que l’accord ADPIC permet aux pays d’exclure les plantes et le vivant du champs de la brevetabilité.

Une autre mesure qui pourrait avoir un impact sur l’accès aux médicaments est la clause sommant la Tunisie à accorder une protection exclusive des données des essais cliniques pour une durée de 10 ans. Cette clause abusive est une demande quasi systématique de la Commission Européenne dans ses Accords de libre échange. Si acceptée, cette mesure permettrait aux multinationales de bloquer l’enregistrement de médicaments génériques pendant 5 ans (certains parlent de 10 ans) même en l’absence de brevets. Pire, cette mesure pourrait bloquer l’usage par l’État Tunisien d’utiliser son droit d’utiliser des licences obligatoires ou d’office. En effet, si l’Etat lève la protection par le brevet à travers ces licences, il sera impossible d’enregistrer des génériques pendant la durée d’exclusivité des données ce qui reviendrait simplement à neutraliser définitivement l’option d’usage de ce type de licences. Il est à noter que l’ADPIC prévoit de protéger de telles données contre une utilisation déloyale mais ne prévoit pas d’exclusivité au laboratoire qui soumet ces données. L’enregistrement d’un médicament générique pour des raisons de santé publique ne constitue pas selon l’OMC un usage déloyal. De plus, obliger des génériqueurs à reconduire des essais cliniques sur des sujets humains est inutile, et surtout non-éthique dans la mesure oùil pourrait mettre en danger la santé d’individus. Une étude d’impact menée au Pérou a estimé que le surcoût dû à la clause d’exclusivité des données cliniques serait de 300 millions de $US pour le pays sur une période de 10 ans[1]. Cette étude d’impact a été réalisée alors que l’UE, le Pérou et la Colombie venaient de négocier un accord de libre échange comprenant cette clause imposée par l’UE.

L’ALECA prévoit également de donner un pouvoir inédit aux douanes de saisir des produits en transit s’ils sont « suspectés » de ne pas respecter les droits de propriété intellectuelle du détenteur de brevets. Les officiers de douanes sont encouragés à prendre des initiatives en ce sens, c’est à dire à traquer eux-mêmes de tels stocks. Ceci peut générer une confusion pour les officiers des douanes et un risque de destruction de médicaments génériques respectant pourtant les droits du détenteur de brevet.

Au delà du chapitre sur les droits de propriété intellectuelle, les ALE de l’UE dans la section dédiée à l’investissement considèrent la propriété intellectuelle bien qu’immatérielle comme un investissement. Ceci à pour implication que toute intervention de l’Etat Tunisien pour lever une protection par les brevets pour des raisons de santé publique (licences obligatoire ou d’office) pourrait être considéré comme une « expropriation » et donner suite à des sanctions.

En matière de droits de protection de la propriété intellectuelle la Tunisie et l’UE ont des intérêts complètement divergents. L’UE, exportatrice de propriété intellectuelle, cherche à tout prix de protéger les bénéfices faramineux réalisés par l’industrie pharmaceutique . Par contre la Tunisie, pays importateur de propriété intellectuelle, doit avant tout penser à préserver la santé de ces citoyens. A ce niveau, la Tunisie respecte déjà les engagement internationaux en la matière et doit se tenir au minimum requis par l’accord ADPIC ; voire au contraire renforcer sa législation nationale à ce sujet avant de conclure un accord avec l’UE. Et ce, pour s’assurer que toutes les flexibilités autorisées par l’OMC sont incluses dans la loi et faciles à utiliser comme c’est le cas actuellement de l’Argentine, Brésil ou Afrique du Sud, engagés dans un processus de réforme législative en matière de propriété intellectuelle.

L’harmonisation des lois prévue par l’ALECA ne doit pas se faire aux détriments des intérêts du peuple Tunisien mais par rapport aux engagements internationaux. La Tunisie ne peut porter à elle seule le fardeau d’une telle harmonisation en sacrifiant de droit des Tunisien(ne)s d’accéder aux services de santé et de soins de qualité à un prix abordable.

[1]  http://www.ip-watch.org/2010/02/25/tough-ip-health-provisions-in-europes- colombiaperu-trade-deal/