Les accords Patent Pool / Gilead et les nouvelles stratégies des grandes compagnies pharmaceutiques

Article repris de la Lettre de SOLTHIS. Auteur: Benjamin Coriat Professeur d’économie, Université Paris 13, ANRS

Les questions de propriété intellectuelle et des brevets des médicaments sont au coeur de l’actualité avec d’un côté, le premier accord entre Gilead, un laboratoire pharmaceutique, et la Communauté de brevets ou Fondation du Medicines Patent Pool sur la mise en commun de plusieurs molécules, et les accords européens de libres échanges, de l’autre. Leurs conséquences sur le prix de médicaments et sur les génériques pourraient se révéler dramatique financièrement. Nous avons interrogé plusieurs spécialistes de la question pour mieux identifier les enjeux.Par Benjamin Coriat Professeur d’économie, Université Paris 13, ANRSAlors que les perspectives pour l’accès aux trithérapies pour les patients du Sud deviennent plus complexes : nécessité pour nombre de patients de passer en 2ème ligne, nouvelles recommandations de l’OMS incluant des molécules brevetées et donc disponibles à des prix très élevés, où en est-on de l’offre de génériques pour les pays du Sud ?

Cette question reste fondamentalement déterminée par celle de l’évolution du cadre légal et règlementaire qui régit la Propriété Intellectuelle sur les médicaments fixé par les ADPIC [[Coriat B. (ed, 2008) The Political Economy of HIV/AIDS in Developing Countries, TRIPS, Public Health Systems and Free Access, Edgar Edward Editor.]] rendant la brevetabilité des molécules obligatoire. Les nouvelles qui viennent de ce front sont pour le moins mitigées.

{{{L’émission de licences obligatoires et leurs limites}}}

Il faut d’abord saluer que pour la première fois, des pays acteurs majeurs de la lutte contre le Sida (en l’occurrence la Thaïlande et le Brésil) ont eu recours à la flexibilité que constitue l’émission de licences obligatoires (prévues par les ADPIC). Ainsi, les licences émises sur le ténovofir (TDF) et le lopinavir (LPV/r) en 2008 et 2009 ont permis à ces pays de s’alimenter
en ces ARV essentiels à des prix nettement abaissés. Mais le bilan tiré de ces politiques reste mitigé [[d’Almeida C, Hasenclever L., Krikorian G., Orsi F., Sweet C., and Coriat B.( 2008) « New Antiretroviral treatments and Post-2005 TRIPS constraints. First Moves towards IP Flexibilization in Developing
Countries” in Coriat (ed, 2008)]]. D’abord parce que la procédure d’émission des licences obligatoires est lourde et complexe à manier. De plus, ces procédures sont politiquement très coûteuses : elles suscitent de très fortes tensions entre les pays qui procèdent à l’émission de ces licences, et les
pays hôtes des compagnies pharmaceutiques détentrices de brevets. Clairement, elles ne peuvent être constamment répétées, alors même que l’évolution de la pandémie exige sans cesse l’inclusion dans les régimes thérapeutiques de molécules nouvelles. Pour toutes ces raisons, l’émission de licences obligatoires ne peut constituer une solution que si le régime
d’émission de ces licences est amendé pour être adapté au cas des maladies qui nécessitent des traitements en évolution continue [[Dans cet esprit a été lancé dans le Lancet, un « call for action », signé par un ensemble de chercheurs scientifiques impliqués dans les recherches sur le Sida Cf. Orsi F. et al (2010)]]. <img165|right>

{{{Les licences volontaires : l’accord MPP/ Gilead}}}

Devant les difficultés à procéder par licences obligatoires, une option consistait à rechercher les opportunités ouvertes par la procédure de
licences volontaires. De ce point de vue, un espoir est né avec le lancement par UNITAID du Medicines Patent Pool (MPP). La vocation du MPP est de négocier avec les firmes pharmaceutiques détentrices de brevets des accords de cessions de licences qui, recédées ensuite aux génériqueurs, doivent permettre à ceux-ci, contre paiement de redevances aux détenteurs de brevets, d’alimenter les pays du Sud en génériques de qualité à prix abaissés [[Plus d’informations : www.medicinespatentpool.org]]. Après des débuts difficiles, le MPP a récemment annoncé un premier accord d’ensemble avec la firme Gilead. Même si cet accord présente
pour certains pays bénéficiaires virtuels un intérêt certain, il signifie clairement que les solutions apportées par ce mécanisme seront –au mieux – limitées. En effet, les termes de cet accord – salué pourtant comme historique par nombre de commentateurs et observateurs – apparaissent
comme très ambivalents [[Liste des communiqués de presse : www.medicinespatentpool.org]]. En savoir plus : www.iphealth.com.

L’accord porte sur 3 molécules de référence.La première est le TDF, un médicament aujourd’hui souvent prescrit en 1ère comme en 2ème ligne mais, ce médicament produit par un nombre croissant de génériqueurs a connu une très forte baisse de prix, au cours des dernières années [[Avec l’entrée des génériqueurs et leur multiplication, le prix du TDF est ainsi passé de 195 US$ par personne/an (prix d’offre initial en 1997 en l’absence de génériqueurs) à 76 US$ en 2011,
avec 5 génériqueurs présents sur le marché). Untangling the Web of ARV Price Reductions – MSF 2011]]. Les 2 autres, l’elvitegravir (EVG) et le cobicistat (COBI), sont des médicaments en cours d’enregistrement aux États-Unis. L’accord inclut aussi le Quad (une combinaison à dose fixe associant TDF-COBI-EVG-emtricitabine) ainsi que toute combinaison à doses fixes incluant 2 ou plusieurs des molécules précitées. La bonne nouvelle est que l’on peut ainsi imaginer que les pays du Sud concernés par cet accord et nommément désignés pourront ainsi disposer du TDF et de molécules nouvelles, lorsqu’elles seront enregistrées, à prix abaissés. La mauvaise nouvelle est que cet accord exclut les pays à revenus intermédiaires ainsi que de nombreux pays classés comme « Middle Low Level » : pratiquement tous les pays d’Amérique latine, et certains pays asiatiques [[La liste des pays inclus est annexée au texte de l’accord MPP : www.medicinespatentpool.org]]. Ajoutons qu’une autre disposition de l’accord stipule que les principes actifs pour les ARV concernés devront être acquis soit auprès de Gilead, soit auprès des firmes indiennes agréées par Gilead. De même, seuls des génériqueurs indiens sont autorisés à bénéficier des licences cédées au Patent Pool, ce qui revient à exclure de l’accord les génériqueurs chinois [[Cette disposition est essentielle car les chinois sont, et de loin, les offreurs les plus compétitifs de la planète en matière de principes actifs.]]. Ces dispositions sont à l’évidence de grande importance et ne peuvent que fortement impacter (dans le sens de la restreindre en quantité et d’en élever le coût), l’offre de génériques fabriqués sous les licences volontaires de Gilead.

D’autres négociations sont en cours entre le MPP et des compagnies pharmaceutiques. Il faut donc attendre la fin de ce cycle de négociations pour y voir plus clair. Mais si ces accords devaient se conclure par l’éviction de tous les pays à revenus intermédiaires qui, tels la Thaïlande ou le Brésil, sont aussi ceux dans lesquels les programmes de lutte contre le sida les plus massifs sont engagés, il y aurait lieu de s’interroger sérieusement sur le bénéfice réel
tiré de ce mécanisme, du point de vue de la lutte globale contre la pandémie.

{{{Vers la fin des « Prix Préférentiels » pour les pays à revenu intermédiaire ?}}}

En parallèle à ces négociations, nombre de compagnies pharmaceutiques viennent d’annoncer qu’elles mettaient fin pour les pays intermédiaires à leurs programmes de prix préférentiels, une initiative qui avait été négociée
dans le cadre du programme ACCESS signé sous l’auspice des Nations-Unies [[Programme ACCESS : les grandes compagnies pharmaceutiques s’engageaient à proposer aux pays du Sud des médicaments à « prix préférentiels ». Deux séries de prix différents étaient
proposés pour les pays « intermédiaires » d’un côté, les pays « à faible ressources » de l’autre. La limite de cet accord est que chaque compagnie pharmaceutique est libre de fixer de manière
discrétionnaire la liste des médicaments concernés, le prix offert ainsi que les pays bénéficiaires. Chauveau J., Meiners C. M., Luchini S., Moatti J. P. (2008) Evolution of prices and quantities for
ARV drugs in African countries: from emerging to strategic markets, in Coriat (ed, 2008)]]. C’est ainsi le cas de Merck qui a mis fin aux prix préférentiels dont bénéficiaient tous les pays classés par cette firme comme pays à revenus lower middle et upper middle. De même Tibotec/ Johnson & Johnson vient d’exclure de sa liste tous les pays à revenus intermédiaires (middle income) de tous ses ARV. Enfin, le consortium VIIV vient de préciser, que contrairement à certaines de ses annonces antérieures, sont exclus du bénéfice des ses offres à prix préférentiels, les médicaments inclus dans des programmes entièrement financés par le Fonds mondial ou le PEPFAR. Cette exclusion vaut pour tous les pays à revenus moyens [[MSF (2011) Untangling the Web of ARV Price Reductions : utw.msfaccess.org]].

Pour ces pays qui regroupent des centaines de milliers de patients, ces décisions signifieraient un considérable aggravement de leur situation. Exclus des accords MPP/pharmas, ces pays sont aussi proscrits des listes de prix préférentiels. Ils sont donc condamnés à un face à face avec les compagnies pharmaceutiques qui ne peut se traduire que par un fort
renchérissement du prix d’acquisition des médicaments. Cette double exclusion des pays à revenus intermédiaires et de leurs patients des accords de licences volontaires (MPP), et des bénéficiaires des prix préférentiels établis discrétionnairement par les compagnies pharmaceutiques, se traduirait ainsi par une situation inédite aux conséquences explosives. Elle signifierait que l’aide publique mondiale à la lutte contre le Sida (dispensée par le Fonds mondial et le PEPFAR en particulier) serait pour l’essentiel
détournée au profit des entreprises pharmaceutiques, lesquelles via les nouveaux prix imposés seraient les récipiendaires ultimes de cette aide. Resitués dans ce contexte, les bénéfices engrangés par les pays à bas revenus (obtenus dans le cadre des accords de cessions de licences volontaires négociés par le MPP) –dans lesquels le plus souvent les compagnies pharmaceutiques n’ont pas déposé de brevets sur leurs médicaments – contrebalancent-ils les effets négatifs que nous venons de rappeler ? La question pour le moins vaut d’être posée.